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- Less is more : du solutionnisme technologique à la simplification organisationnelle
Vos équipes souffrent du trop-plein de mails ? Adoptez Teams ! Vos réunions sont improductives ? Utilisez cette IA générative qui rédige automatiquement des comptes-rendus ! Vos collaborateurs sont démotivés ? Mais testez donc cette nouvelle application de feedback ! A chaque problème sa solution comme dirait l’autre. Sauf que proposer systématiquement des solutions techniques à des problèmes socio-organisationnels s’avère souvent un leurre. Un outil technologique, si innovant soit-il, n’aura en effet jamais le pouvoir de résoudre en lui-même et à lui seul des problématiques humaines telles que la collaboration ou l’engagement au travail. Elles peuvent certes faciliter l’activité de travail mais elles n’ont aucun pouvoir de reconfigurer les dimensions psycho-sociologiques de ce dernier. Au comble de la déception, vous constatez après 6 mois de licences chèrement payées que tous ces outils n’ont fait que déplacer le problème, sans le résoudre et parfois même en l’aggravant : les nouveaux outils collaboratifs n’ont pas fait disparaître les mails mais s’y sont seulement surajoutés, formant un mille-feuille communicationnelle ingérable. Le nombre de messages numériques n’a pas baissé d’un poil, ils se retrouvent juste éclatés sur divers dispositifs numériques (mails, chat, canaux ou équipes). Résultat : la souffrance numérique est exacerbée car plus personne ne sait où consulter ou poster l’information pertinente, celle qui est vraiment nécessaire pour bien faire son travail l’IA, quant à elle, a pour seul véritable intérêt de conforter l’entreprise dans sa capacité à suivre la course à l’échalote technologique. Certes, toutes les réunions ont désormais leur compte-rendu, mais personne ne les lit et les réunions n’en sont pas pour autant devenues plus dynamiques et productives. Au contraire même selon certains : le fait de savoir que chaque parole est consignée par un logiciel incite à l’auto-censure. Une couche de plus pour torpiller définitivement ce cérémonial déjà très codifié à la base et qui s’est hyper-formalisé avec les visio-conférences. L’application de feedback, après avoir suscité la curiosité de quelques « early adopters », a vu son taux d’utilisation chuter à 0. Le peu de personnes qui en connaisse l’existence et qui ont testé l’application n’ont pas vraiment compris son utilité...Beaucoup l’apparentent à un pur gadget numérique : « encore un » disent les mauvaises langues, qui sont de plus en plus nombreuses face à cette débauche digitale insensée. Étrangement, le dernier baromètre social indique que le niveau d’engagement et la fierté d’appartenance à l’entreprise a encore baissé... Que faire ? Attendre la prochaine révolution digitale ? Çà ne devrait pas tarder, d’ailleurs le métavers n’a pas dit son dernier mot... Et si on changeait plutôt d’approche ? L’ensemble des phénomènes décrit précédemment s’apparente à des changements paradoxaux où « plus ça change, plus c’est la même chose » et souvent pire c’est. Ce phénomène, les chercheurs l’appellent « changement de type 1 »[1] : il consiste à modifier quelques éléments internes tout en préservant les règles du jeu qui gouvernent le système dans sa globalité. Il en va ainsi quand on se contente de régler un problème humain avec un outil technique ou une nouvelle procédure gestionnaire ou encore en installant un baby-foot dans la salle de pause. Il est donc possible d’amorcer de véritables changements à partir du moment où l’on est prêt à s’attaquer aux normes qui guident les actions individuelles et collectives. Comme on s’en doute, le chemin est beaucoup plus périlleux. Il implique en effet d’ouvrir les boîtes noires sur lesquelles on se contente généralement de coller un sparadrap : celles de l’organisation du travail et des conditions de travail. Et en la matière, l’enjeu semble beaucoup moins de rajouter des choses (des outils, des procédures, des baby-foot) que d’en enlever pour alléger une charge de travail qui semble devenir insoutenable[2]. Nos organisations ont besoin d’un vaste effort de simplification pour préserver à la fois la qualité du travail bien fait et la qualité de vie au travail : « less is more » comme disait l’architecte Mies van der Rohe. Et si le trop plein de mails, les réunions improductives et la démotivation généralisée n’étaient que le symptôme d’une organisation du travail défectueuse ? Et si, plutôt que de rajouter des outils, on essayait plutôt de trouver des moyens de collaborer plus efficacement pour éviter les sollicitations numériques incessantes et les tunnels de réunions à rallonge ? Et si, in fine , ce processus améliorait l’engagement des travailleurs au travers d’une meilleure expérience collaborateur qui leur laisse enfin le temps de vraiment travailler. C’est plus complexe que d’acheter un outil, certes : ça nécessite un effort réflexif, loin de de la « paresse managériale »[3] qui domine actuellement. Cet effort est d’autant plus important quand il s’agit de simplifier l’existant. Des études en psychologie[4] montrent en effet que pour résoudre un problème, le cerveau humain a tendance à se tourner spontanément vers l’ajout de nouveaux éléments, même lorsqu’il est plus logique d’en retrancher...Ce phénomène a priori irraionnel s’explique par deux mécanismes assez simples : soustraire demande tout d’abord plus d’efforts cognitifs qu’additionner ; d’autre part, nous associons inconsciemment la soustraction à la perte. Ces deux mécanismes conjugués nous conduisent à systématiquement voir dans le plus un mieux, même quand l’accumulation nous complique la vie. Cet effet de « contre-productivité » a été initialement théorisé dans les années 1970 par Ivan Illich : à partir d’un certain seuil, le développement d’un outil (objet ou institution) devient dysfonctionnel et nuit au but qu’il était censé servir. Si le chemin s’annonce ardu, il est aussi beaucoup plus enthousiasmant. Finalement, les machines ne nous ont pas encore tout pris : c’est à nous qu’il revient d’inventer les nouvelles pratiques organisationnelles qui sauront tirer parti du potentiel que nous offrent les nouvelles technologies. En commençant par les utiliser moins et mieux. Suzy Canivenc, Directrice Scientifique de Mailoop et Chercheure à l' Observatoire de l'Infobésité et de la Collaboration Numérique (OICN) [1] Watzlawick, P., Weakland, J., & Fisch, R. (1975). Changements. Paradoxes et psychothérapie . Seuil. [2] Plusieurs études récentes notent en effet une intensification de la charge de travail ressentie : Institut Montaigne (2023). Les Français au travail : dépasser les idées reçues . Février 2023 ; Haut commissariat au plan (2023). La grande transformation du travail : crise de reconnaissance et du sens du travail . Octobre 2023 ; Eurofound (2023). Right to disconnect: Implementation and impact at company level. Novembre 2023. [3] Dupuy, F. (2011). Lost in management, la vie quotidienne des entreprises au XXIe siècle. Seuil. [4] Adams, G. S., Converse, B.A., Hales, A.H., & Klotz L. E. (2021). « People systematically overlook substractive changes ». Nature , n° 592, p. 258-261.