![Le projet CIVILINUM visait à documenter et analyser les manifestations d’incivilité liées à l’usage d’outils et de dispositifs de communication numériques dans un cadre de travail.](https://static.wixstatic.com/media/30f5a8_1d11b0c652e94c0d9eff5c1338826c6b~mv2.png/v1/fill/w_980,h_167,al_c,q_85,usm_0.66_1.00_0.01,enc_auto/30f5a8_1d11b0c652e94c0d9eff5c1338826c6b~mv2.png)
En ce mois de janvier, la tradition nous incite à échanger des vœux pour entamer la nouvelle année sous les meilleurs auspices. Chez Mailoop, nous vous souhaitons une année riche en collaborations numériques fructueuses et respectueuses. Pour en faire plus qu’un vœu pieu, on a lu pour vous les précieux rapports issus du programme de recherche Civilinum[1] sur les incivilités numériques auquel a participé Aurélie Laborde que nous avons le plaisir de compter parmi les membres de l’Observatoire de l'Infobésité et de la Collaboration Numérique. Un éclairage indispensable pour faire enfin du numérique un allié de pratiques de travail plus saines et constructives.
Les incivilités professionnelles
Les incivilités renvoient à des violations de faible intensité des règles de respect, d’attention et de courtoisie qui font l’objet d’un consensus implicite dans un groupe social.
Il n’est pas simple d’identifier une interaction incivile :
- pour celui qui en est à l’origine, l’incivilité n’est pas toujours le fruit d’une intention volontaire de nuire à autrui et relève parfois de la simple maladresse inconsciente
- quant à celui qui en est victime, la perception de l’incivilité varie grandement selon les individus (seuil de tolérance, cadres de références personnels) mais également en fonction de la situation dans laquelle on se trouve (contexte organisationnel, lieu et moment de l’interaction, canal de communication utilisé).
Autant de variables qui conduisent souvent à minimiser les incivilités dans le monde professionnel, et, se faisant, à les banaliser dans le quotidien de travail. Ces phénomènes sont ainsi « largement sous-estimés par les managers et les directions d’entreprise ».
Les recherches menées sur le sujet révèlent pourtant son importance, tant en termes de QVCT que de productivité. Les incivilités au travail sont en effet décrites comme des « stresseurs chroniques » : l’accumulation quotidienne de ces petites frustrations peut créer des environnements sociaux nocifs qui entravent la coopération et la motivation au travail, ce qui finalement pèse sur l’engagement professionnel et organisationnel mais également sur la performance. Elles ont donc des coûts significatifs autant pour l’individu que pour l’organisation.
Les recherches montrent également que les incivilités au travail vont croissant depuis une dizaine d’années, de concert avec la dématérialisation numérique des interactions professionnelles et, plus globalement, le développement « de nouvelles formes d’organisation du travail (intensification, accélération, multiplication et complexification des tâches) ».
Les incivilités numériques
Les outils numériques peuvent venir démultiplier ces phénomènes :
en prolongeant les incivilités professionnelles habituelles au-delà du présentiel
en générant de nouvelles formes d’incivilités.
La surcharge d’informations et de sollicitations qui pouvaient préexister s’accroît et se double désormais d’une potentielle intrusion dans la vie privée. Les messages numériques peuvent également entraîner des formes de désinhibition et de déshumanisation dans les échanges. L’absence de contexte peut aussi favoriser les incompréhensions.
Les enquêtes réalisées par Civilinum dressent un panorama concret des incivilités numériques recensées dans le monde professionnel :
- certaines sont liées à la forme des interactions numériques (vocabulaire et ton employé ; absence de formules de politesse ; messages ambigus ; taille et couleur de police ; usage abusif de majuscules et de signes de ponctuation ; etc.)
- d’autres sont davantage liées aux mésusages des outils numériques et particulièrement à leur utilisation excessive (abus de sollicitations et de relances ; sollicitations multiples sur plusieurs outils en parallèle ; envoi de messages en dehors des horaires d’activité ; multiplication inutile des destinataires et des mises en copie de « témoins » engendrant la réception de messages perçus comme inutiles ; choix d’un média de communication inapproprié ; etc.).
Chaque outil est également porteur d’incivilités qui lui sont propres :
- pour les e-mails, les pratiques considérées comme les plus inciviles sont les demandes qui restent sans réponse et qui nuisent à l’avancée du travail (pour 47 % des répondants), la multiplication d’injonctions sans discussion possible (39%) ainsi que l’excès de mises en copie et des « répondre à tous » (39%).
- en visioconférence, ce sont les participants qui monopolisent la parole ou qui se permettent de téléphoner en parallèle sans couper le son ou la caméra (38%). En revanche, le fait de ne pas allumer sa caméra n’était pas particulièrement perçu comme incivil à l’époque de l’enquête menée par Civilinum (2021). Les auteurs pointent ici « la compréhension et l’empathie dont les individus ont fait preuve » durant la crise sanitaire. On peut également se demander si l’usage de la visioconférence pour scruter des visages (dont le sien) est un usage pertinent au regard de la fatigue cognitive que cela induit et qui a d’ailleurs commencé à être mieux documentée dès cette époque[2]. Des recherches antérieures ont ainsi montré que la vidéo est plus appropriée pour transmettre des images du travail lui-même (graphiques, tableaux, schémas) que des vues des participants[3].
- sur messagerie instantanée, ce sont les propos agressifs ou insultants (phénomène qui pourrait témoigner du ton plus informel utilisé sur ces outils).
Les enquêtes de terrain révèlent également que les personnes en position hiérarchique sont plus souvent à l’origine de certaines formes d’incivilité (sollicitations hors horaires, absence de formule de politesse). Leur statut hiérarchique tend également à accroître l’exigence de réactivité perçue par les destinataires. Mais ils en sont également plus souvent victimes (sollicitations hors horaires ; sollicitations parallèles sur de multiples canaux ; messages inutiles ; ton abrupt ; absence de réponse).
Au-delà du statut hiérarchique, la taille de l’organisation peut également être un facteur aggravant du fait de la multiplication des interlocuteurs, qui entraîne automatiquement une augmentation des messages et des sollicitations. L’obligation accrue de rendre des comptes peut également favoriser l’abus des mises en copies et des « répondre à tous ».
Le secteur d’activité a également une influence : si les incivilités numériques sont plus fréquentes dans le privé, elles sont en revanche moins bien vécues dans le secteur public.
Ces phénomènes restent cependant très peu signalés, pour plusieurs raisons : banalisation des incivilités, manque de sensibilisation des individus à cette question, absence d’indicateurs dédiés dans les systèmes de signalement classiques (qui souvent se limitent aux déclarations d’agressions, d’insultes ou de menaces en présentiel).
Une problématique avant tout organisationnelle
Une des erreurs courantes, comme souvent avec l’usage des outils numériques, consiste à partir du principe que les tords sont uniquement de la responsabilité individuelle de l’incivil, qui doit apprendre à se discipliner. Les analyses issues du programme Civilinum montrent au contraire que les incivilités professionnelles, y compris numériques, sont indissociables du contexte organisationnel dans lequel elles se déroulent. En effet, « les facteurs qui expliquent à la fois la fréquence des incivilités numériques et la gêne occasionnée, sont principalement des facteurs organisationnels » de deux ordres :
les contraintes de temps et de charge de travail, qui expliquent à elles seules 40 % des incivilités numériques
l’absence d’autonomie au travail et le contrôle de l’activité qui en expliquent 27 %.
« Les incivilités numériques, plus que le fait d’individus incivils en particulier, révèlent ou exacerbent des difficultés organisationnelles et communicationnelles existantes ».
La situation est d’autant plus critique que, contrairement aux échanges en présentiel, les normes sociales des interactions numériques ne sont pas encore stabilisées : cette absence de règles d’usages partagées explique en grande partie le développement des incivilités numériques dans le monde professionnel. Mais en la matière, les chartes de bonnes pratiques restent souvent « sans effet si elles ne sont pas accompagnées de réflexion sur les conditions de travail qui poussent les individus à devenir incivils ». Ces règles d’usage gagneront ainsi à être « co-construites avec les salariés (…) à l’échelle de petits collectifs de travail voire de binômes », pour les adapter aux réalités du travail quotidien, et au plus près des attentes des usagers. Ainsi, certaines équipes peuvent juger utiles les mises en copie systématique, là où cette pratique sera considérée comme incivile dans d’autres groupes ayant développé des habitudes de travail différentes. Dans la même veine, 34 % des répondants interrogés dans le cadre des enquêtes de Civilinum se disent gênés par les courriels abrupts sans formule de politesse, 39 % n’y sont sensibles que de manière modérée tandis que 28 % n’en sont pas du tout affectés. Les variations de perceptions individuelles et de contexte opérationnel selon les équipes incitent ainsi à faire redescendre la problématique au plus près du travail réel. Il s’agit donc moins d’établir une règle générale valant pour tous, que d’amener chacun à ouvrir la réflexion et le dialogue avec ses collègues sur les usages et les limites considérés comme acceptables.
Et le télétravail dans tout ça ?
On pourrait croire que le télétravail a nécessairement accru les incivilités numériques avec le développement des interactions à distance. Les constats dressés par Civilinum sont beaucoup plus nuancés.
Les enquêtes menées révèlent qu’au regard des incivilités numériques, le télétravail a surtout exacerbé les pratiques d’autonomie et de contrôle, témoignant du poids des pratiques organisationnelles dans ces phénomènes. Ces deux variables sont impactées conjointement, faisant du télétravail un terreau propice autant à l’atténuation qu’à l’exacerbation des invincibilités : d’un côté, 50 % estiment être confrontés à des rythmes ainsi que des charges d’activité et d’information plus élevés, 42 % considèrent qu’ils doivent être plus visibles et 31 % soulignent des attentes accrues (disponibilité permanente, contrôle de l’activité, planification des tâches, donner des preuves de son travail) ; de l’autre côté, 82 % des répondants témoignent également de la plus grande autonomie dont ils bénéficient, leur permettant d’organiser leur charge de travail et de traiter les flux communicationnels plus librement...même s’ils sont plus élevés. Une nouvelle fois, ces constats valent particulièrement pour les cadres et managers.
Au final, les ressentis quant à la qualité des relations sociales en télétravail sont très contrastés.
Certains témoignent de relations plus sereines et collaboratives. Les auteurs pointent ici l’importance du contexte sanitaire qui a favorisé, pour plusieurs répondants (notamment chez les femmes), des relations plus authentiques et solidaires mais également des opportunités d’ouverture aux autres. Mais certains répondants soulignent aussi des avantages intrinsèques au télétravail, indépendamment du contexte : la possibilité de se tenir à distance des individus toxiques, des conflits ou des « tracasseries superficielles » du quotidien ; l’occasion d’expérimenter une organisation du travail plus efficace et respectueuse de l’activité d’autrui (comme solliciter de manière ciblée la personne la plus à même de nous aider, plutôt que de déranger systématiquement son collègue le plus proche).
A l’opposé, d’autres répondants soulignent que le télétravail sanitaire a été source de tensions et de déshumanisation dans les échanges, d’isolement et d’une perte de lien social ainsi que de difficultés de coordination (notamment chez les jeunes en début de carrière qui ont peiné à joindre leurs collègues). Les analyses menées par Civilinum soulignent à nouveau que « ce sont essentiellement des facteurs organisationnels qui ont provoqué une augmentation de l’« irrespect » et des tensions : la surcharge de travail, le manque de préparation, l’absence de cadre défini.
En filigrane, se dégage des témoignages recueillis par Civilinum, un enseignement fort : le télétravail sanitaire semble avoir été une occasion de réfléchir aux pratiques organisationnelles et communicationnelles médiatisées par les outils numériques, dont les usages ne sont toujours pas stabilisés. Il s’agit désormais de capitaliser sur ces premiers apprentissages à la lumière de ce que nous révèlent les travaux de recherche.
[1] Programme de recherche académique financé par la Région Nouvelle Aquitaine et composé de chercheurs de 5 laboratoires en psychologie sociale, psychologie du travail, droit du travail et sciences de l’information et de la communication. Il est piloté par Valérie Carayol et Aurélie Laborde (Université Bordeaux-Montaigne) et a réalisé deux rapports : « Le numérique : nouvelles sources d’incivilités au travail. Expériences, usages, droits, témoignages, définitions » (2019) ; « Télétravail et incivilités numériques en période de pandémie. Enquête qualitative et quantitative auprès de télétravailleurs » (2022). https://civilinum.u-bordeaux-montaigne.fr/
[2] Bailenson J (2021). «Nonverbal Overload: A Theoretical Argument for the Causes of Zoom Fatigue». Technology, Mind, and Behavior, vol. 2, no 1, Février 2021; Shockley KM, Gabriel AS et al. (2021). « The fatiguing effects of camera use in virtual meetings: A within-person field experiment ». Journal of Applied Psychology, vol. 106, n°8, Août 2021
[3] Navarro C (2001). « Partage de l’information en situation de coopération à distance et nouvelles technologies de la communication: bilan de recherches récentes», Le travail humain, vol. 64, n°4.
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