Lu pour vous* : « Explorer la flexibilité des nouveaux modes d’organisation du travail »
- Suzy Canivenc
- il y a 1 jour
- 10 min de lecture
* Synthèse garantie sans IA générative : les analyses proposées incombent uniquement à l’auteur de ce texte et à l’interprétation qu’il a pu (et surtout voulu) faire de l’ouvrage.

La flexibilité est devenue l’un des maîtres-mots pour qualifier les nouveaux modes de travail et l’évolution des attentes professionnelles des salariés. Ce n’est pour autant pas un terme nouveau dans le monde des entreprises, qui sont depuis longtemps à la recherche d’une plus grande souplesse. Il s’est cependant chargé de nouvelles significations récemment, qui en font un concept multi-forme bien plus complexe qu’il n’y paraît. Le récent ouvrage collectif coordonné par Akim Berkani et Sébastien Tran propose précisément d’ « Explorer la flexibilité des nouveaux modes d’organisation du travail » (éditions EMS) pour en offrir un éclairage à 360° : une lecture indispensable pour mieux comprendre les évolutions en cours et les défis qu’elles représentent.
La flexibilité en entreprise : une notion...flexible
La notion de flexibilité telle qu’elle est appréhendée en entreprise se caractérise par une très forte « plasticité »[1] du fait de sa capacité à s’appliquer à une variété de domaines. Comme dans un étrange jeu de miroir, la flexibilité est tellement flexible qu’elle n’a jamais fait l’objet d’une définition théorique unifiée. C’est ainsi « un concept plus opératoire que théorique, c’est-à-dire qu’il est reconnu comme nécessaire dans de nombreux processus de gestion sans jamais avoir obtenu un statut épistémologique affirmé dans une théorie »[2].
C’est pourtant une notion déjà ancienne, sur laquelle les praticiens et les chercheurs planchent depuis des décennies.
L’impératif de flexibilité est en effet apparu en entreprise dès la fin des 30 glorieuses : le travail à la chaîne, qui a permis de reconstruire le pays et de soutenir la croissance économique, bute sur « la prise en compte de la variété ». L’enjeu est alors d’« imaginer une nouvelle architecture qui autorise une plus grande variabilité et une plus grande souplesse »[3] pour permettre à l’entreprise de mieux s’adapter aux évolutions de plus en plus rapides de son environnement.
Les technologies de l’information vont accompagner le développement de nouveaux modèles productifs cherchant à répondre à cet enjeu. Mais la flexibilité est loin de se limiter aux dimensions techniques et opérationnelles. C’est un concept « socio-technique » total qui peut s’entendre de multiples manières : « la flexibilité stratégique (la capacité de l’entreprise à adapter son répertoire de réponses aux variations de l’environnement), la flexibilité des opérations (capacité à proposer des déclinaisons multiples de produits/services et à s’adapter aux variations et aux aléas de la demande), la flexibilité des produits (leur capacité à satisfaire une large variété de besoins grâce à leur conception modulaire ou au principe de la différenciation retardée), la flexibilité organisationnelle, la flexibilité du travail et de l’emploi »[4]. Ces derniers registres touchent au thème central de l’ouvrage : la flexibilité organisationnelle et RH.
La première lecture théorique de la flexibilité dans le domaine des ressources humaines a précisément été proposée en 1971 en distinguant un marché interne (ou primaire) et un marché externe (ou secondaire) : le premier, formant le noyau dur, est composé d’une main d’œuvre stable et bien payée ; le second, en revanche, sert de variable d’ajustement et se caractérise donc pas l’insécurité de l’emploi et la précarité. Cette dichotomie donne lieu à deux types de flexibilité : l’une qui mise sur le développement qualitatif des compétences internes ; l’autre qui s’appuie sur la variabilité quantitative de la main d’œuvre externe. Le croisement de ces deux variables (interne/externe, qualitatif/quantitatif) peut finalement donner lieu à 4 configurations :
| Quantitative | Qualitative |
Externe | Pratiques d’ajustement des volumes d’emploi en fonction des besoins du marché et des évolutions du marché concurrentiel · CDD · Interim · Sous-traitance de capacité et de spécialité · Travail indépendant | Action sur le système productif en vue de développer sa flexibilité au regard des besoins liés à l’activité et aux demandes des clients · Entreprise réseau · Chaîne de valeur étendue · Partenariats, alliances, accords de coopétition |
Interne | Pratiques de flexibilisation du temps de travail · Heures supplémentaires · Annualisation du temps de travail · Horaires variables · Temps partiel · Semaine de 4 jours | Pratiques de modification de l’organisation du travail · Développement de la mobilité fonctionnelle (mobilité, polyvalence) · Construction d’organisations apprenantes favorisant l’autonomie et la responsabilisation des salariés : entreprises libérées, holacratie, sociocratie… · Développement de l’employabilité des salariés et pratiques de gestion des talents · Télétravail et travail en mode hybride · Flex office, co-working... |
Comme nous allons le voir, la flexibilité quantitative a fait l’objet de nombreuses critiques et celle qui est aujourd’hui mise en avant par les salariés est avant tout de nature qualitative. Cette voie n’est cependant pas des plus simples car « la flexibilité qualitative interne engage une transformation en profondeur de l’organisation du travail de façon »[5], qui est loin de se réduire à la conception étriquée que l’on peut en avoir actuellement.
De la flexibilité subie à la flexibilité choisie
Nous assistons en effet depuis quelques années à un spectaculaire renversement de situation. Alors que les deux premières décennies du XXIème siècle ont été dominées par la flexibilité quantitative des emplois imposées par les entreprises, progressivement assimilée aux plans de licenciements et donc rejetée par les salariés, la période post-covid marque un virage brutal vers une flexibilité interne qualitative revendiquée par les salariés : « La flexibilité RH qui avait auparavant une connotation négative est actuellement en train d’être vue différemment. Alors qu’elle était assimilée à la précarité de l’emploi, elle dévoile aujourd’hui un certain potentiel d’autonomisation ».
L’impératif de flexibilité en fonction des besoins productifs demeure, évidemment. C’est d’ailleurs la première forme de flexibilité évoquée par les DRH[6]. Mais elle doit désormais être capable de prendre en compte simultanément les aspirations de chacun pour proposer un cheminement professionnel sur mesure dans l’entreprise : « Les politiques RH doivent être suffisamment agiles pour s’adapter à la fois aux fluctuations de la demande et aux aspirations des employés ».
Ces deux formes de flexibilité ont la particularité de s’appuyer sur les mêmes ressorts : variabilité des horaires, des compétences, de missions, des contrats, des lieux de travail…. Il pourrait dès lors être simple de les combiner, d’un point de vue théorique. Les horaires flexibles et le travail asynchrone peuvent par exemple permettre de « répondre aux besoins des clients (amplitude horaire d’ouverture élargie), des collaborateurs (planning à la carte), de la stratégie de l’entreprise (filiale à l’étranger avec décalage horaire). [...Mais] Ce qui semble facilitant pour les parties prenantes (clients, fournisseurs, collaborateurs) l’est en revanche beaucoup moins pour le manager qui doit piloter l’équipe »[7].
L’équation n’est en effet pas simple à résoudre à partir du moment où on ne sait plus quel impératif doit dominer (celui de la productivité ou celui du bien être ?) et qui a le dernier mot (l’entreprise ou les salariés ?). Affronter cet aspect sous cet angle conduit par ailleurs à s’interroger sur la véritable portée de cette évolution : les pratiques flexibles de travail actuellement plébiscitées par les salariés sont-elles véritablement synonymes d’une « émancipation » ou cachent-elles une « nouvelle aliénation »[8] ? Ce sera certainement le cas si le bien-être des individus reste secondaire par rapport à la création de valeur strictement économique : « la flexibilité accordée aux salariés [sera] toujours au service des intérêts de l’entreprise ».
Les difficultés de déconnexion[9] qui se sont accrues avec le télétravail semblent être une belle illustration de ce phénomène contre-productif pour les salariés : elles témoignent en effet du développement de « nouvelles formes d’auto-contrôle » et de « servitude volontaire »[10] qui questionnent le « pouvoir d’émancipation » de ces nouvelles pratiques.
Une conception à élargir
Le télétravail n’est cependant que la face « émergée de l’iceberg »[11], comme le souligne de nombreux contributeurs à cet ouvrage. C’est en effet loin d’être la seule revendication des salariés, particulièrement des jeunes[12], qui aspirent eux aussi à une flexibilité totale et multi-forme : elle concerne autant les lieux de travail (travail à domicile, en co-working, nomadisme professionnel, espaces de travail sur site adaptatifs), que les horaires (qui doivent s’adapter à leurs contraintes personnelles), les missions et rôles (job crafting), la montée en compétences (en fonction de leurs intérêts et au travers de dispositifs moins rigides[13]) voire les contrats de travail (temps partiel pour slasher, statut d’auto-entrepreneur, contrats courts sur des missions « à la carte »). L’ensemble de ces dispositifs ont tous une même vocation : favoriser une plus grande autonomie des salariés sur le contenu de leur travail, l’organisation de leur travail et, plus globalement, leur carrière, qu’ils souhaitent désormais gérer en fonction de leurs intérêts (dans tous les sens du terme). Les entreprises souhaitaient des salariés flexibles, capables de s’adapter aux aléas du marché du travail en musclant eux-mêmes leur employabilité : les voilà ! De quoi donner le vertige.
Car ces nouvelles attentes n’interpellent pas seulement les pratiques organisationnelles et RH, elles induisent un changement profond qui « remet en question les structures mêmes des entreprises et redéfinit la relation entre les collaborateurs »[14]. La flexibilité telle qu’elle est appréhendée par les salariés fait ainsi écho aux « nouveaux modèles organisationnels, comme l’entreprise libérée ou encore l’holacratie, [qui] reposent sur les principes d’autonomie et d’auto-organisation »[15]. En s’inscrivant dans cette lignée, les plus jeunes questionnent de manière radicale le management : « ils imaginent un roulement managérial, où les responsabilités de supervision pourraient être partagées ou alternées selon les compétences spécifiques requises à un moment donné. (…) avec une volonté d’horizontalité et de collaboration, où les structures hiérarchiques s’effacent au profit d’une gouvernance plus flexible et participative »[16]. Jacques Igalens rappelle cependant à juste titre dès le début de l’ouvrage que ces nouveaux modèles d’organisation ne datent pas d’aujourd’hui, comme le montrent les travaux du courant socio-technique et l’expérimentation des équipes semi-autonomes auxquels ils ont conduit dès les années 70.
De multiples points de vigilance
L’ouvrage nous invite en conclusion à « voir la flexibilité non pas comme une finalité mais comme un cheminement continu, une opportunité de réinvention permanente ». Mais cette voie est-elle possible ou même souhaitable ? La flexibilité présente en effet des risques à de multiples niveaux.
Au niveau psychologique : un jeu dangereux pour les individus
En s’appuyant sur les travaux de Jacques Elliot, Matthieu Poirot[17] nous propose d’envisager l’organisation comme « un système de lutte contre l’anxiété ». Toute situation de changement peut ainsi « [perturber] un système relationnel mis en place afin de se protéger contre l’angoisse existentielle », induisant une résistance au changement finalement très rationnelle. Ce mécanisme de défense psychologique et inconscient est mis à rude épreuve lorsque « les organisations sont en changement permanent » comme aujourd’hui, que ce soit à la demande de l’environnement ou des salariés eux-mêmes. Il en résulte des attentes paradoxales que l’entreprise doit apprendre à gérer : « les personnes sont en demande d’une réassurance existentielle par l’insertion dans une organisation, mais celle-ci doit être extrêmement respectueuse des singularités ».
Au niveau organisationnel : un jeu d’équilibriste pour les RH
Tiraillés entre logique productiviste et politique de QVCT, les RH doivent composer avec des attentes organisationnelles et des logiques individuelles parfois incompatibles[18]. Plusieurs tensions et paradoxes[19] s’ensuivent au niveau organisationnel : au-delà de problèmes de coordination et d’intégration classiques, l’éclatement du travail et la fragmentation de l’organisation peuvent déstructurer les relations professionnelles et la qualité du dialogue sociale et empêcher la construction d’une relation durable avec les salariés. Les pratiques de flexibilité qualitative interne peuvent également avoir un caractère discriminatoire, lorsqu’elles sont réservées aux salariés les plus qualifiés, détenteurs de compétences clés.
Au niveau sociétal : un jeu acceptable ?
Poussé à l’extrême, comme dans le cas des plateformes de travailleurs indépendants[20], la flexibilité peut ainsi devenir « insoutenable » sur un plan sociétal, « c’est-à-dire à la fois insupportable pour ceux qui la subissent et incapable de s’inscrire dans la durée » : en aggravant l’exploitation des travailleurs « les plus fragiles, ceux les moins dotés en capital et en qualifications », ce modèle ne peut prétendre être « acceptable » et donc pérenne.
Pour une autre conduite du changement
La flexibilité est ainsi une notion complexe, autant dans son contenu que dans sa mise en œuvre. Elle est non seulement multi-forme mais également porteuse de nombreux paradoxes qui appellent une autre manière de conduire le changement en entreprise. Cette nouvelle approche doit accorder une place centrale à la communication comme le révèle le cheminement d’une entreprise libérée[21]. Une transformation aussi profonde de l’organisation nécessite en effet « une intensification de la communication » à tous les niveaux (descendants, horizontaux et ascendants) : le leader doit certes « expliquer sa vision » mais, plus globalement, toute l’information doit devenir transparente pour que chacun comprenne les tenants et aboutissants de son action. La création d’« espaces de discussion » est également indispensable pour assurer la coordination des travailleurs entre eux et définir des méthodes de travail partagées. Matthieu Poirot[22] souligne également l’importance de l’écoute et de la reconnaissance du vécu de chacun dans les périodes de changement potentiellement porteur d’« insécurité ontologique ».
Cette approche révèle l’importance de la collaboration mais soulève également des risques importants en termes de surcharge informationnelle : la définition de bonnes pratiques favorisant le soutien social tout en préservant la charge mentale de chacun semble un préalable indispensable et un levier clé pour déployer de manière sereine et constructive des pratiques de travail flexibles audacieuses.
[1] Chapitre 9. Grimaud, A. « La gestion des ressources humains pour la flexibilité : un processus sous tension ».
[2] Chapitre 1. Igalens, J.. « 20 ans de réflexions autour de la flexibilité : quels évolutions et enjeux à l’ère du travail post-covid-19 ? ».
[3] Ibid.
[4] Chapitre 9. Grimaud, A. Op. Cit.
[5] Ibid.
[6] Chapitre 3. Berkani, A. « Les pratiques de flexibilité à l’ère post-covid : quelles attentes et perceptions des collaborateurs ? ».
[7] Chapitre 5. Diard, C., Hachard, V. « Le manager et les défis du management asynchrone ».
[8] Chapitre 2. Estagnasié, C., Hussenot, A. « Panorama des pratiques flexibles de travail ».
[9] Ce sujet est évoqué chapitre 3 et 5
[10] Chapitre 5. Diard, C., Hachard, V. Op. Cit.
[11] Chapitre 4. Tran, S. « Les enjeux stratégiques des organisations autour de la flexibilité des modes de collaboration ».
[12] Chapitre 3. Berkani, A. Op. Cit.
[13] Voir à ce sujet le chapitre 7. Canet, E., Amiel, A. « Learning in the flow of work », un concept à l’épreuve de la réalité du travail ».
[14] Conclusion
[15] Chapitre 2. Estagnasié, C., Hussenot, A. Op. Cit
[16] Chapitre 3. Berkani, A. Op. Cit.
[17] Chapitre 8. Poirot, M. « Les apports d’une psychologie existentielle des organisations pour la flexibilité en entreprise ».
[18] Chapitre 4. Tran, S. Op. Cit.
[19] Chapitre 9. Grimaud, A. Op. Cit.
[20] Chapitre 10. Garcias, F., Noury, L. « La flexibilité...jusqu’où ? Limites et conditions de la flexibilité du travail à partir du cas des plateformes de travail indépendant ».
[21] Chapitre 12. Hauch, V., Loufrani, S. « Oser l’expérimentation collective pour transformer l’organisation vers plus de flexibilité : le cas d’une PME dans les services numériques »
[22] Chapitre 8. Poirot, M. Op Cit.
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