En novembre 2024, Marie Ged a eu l’occasion de débattre de l’infobésité avec Didier Courbet à l’occasion du Forum des réseaux de l’entreprise. Un échange très riche qui nous a donné envie d’en savoir plus sur les travaux de ce chercheur en Sciences de l’Information et de la Communication. A contre-sens des discours dystopiques qui entourent la déferlante digitale dans nos vies, il nous offre une vision bien plus nuancée et constructive dans son ouvrage « Connectés et heureux, du stress digital au bien-être numérique » co-écrit avec Marie-Pierre Fourquet-Courbet. Preuves à l’appui, on y apprend que « les médias, notamment numériques, peuvent générer des émotions positives, apaiser nos émotions négatives, permettre de récupérer des ressources en cas de fatigue ».
Si cet ouvrage traite des médias numériques au sens très large (mails, chat, sms, jeux vidéos, cinéma, série TV, etc.) mêlant pêle-mêle les cas d’usage privé et professionnel, les enseignements tirés de la compilation de plus de 300 références académiques contribuent à éclairer la problématique des outils numériques spécifiquement professionnels qui nous passionne à Mailoop et à l’OICN.
L’infobésité
Les auteurs privilégient ici le concept de « surcharge numérique » au sens large, défini comme « le sentiment d’être surchargé par de nombreuses ou permanentes sollicitations et informations numériques (SMS, notifications, appels téléphoniques, etc.) auxquelles il faut, en outre, répondre rapidement ».
Cette définition souligne la dimension très subjective de ce phénomène, qui « ne vient pas du nombre factuel de message, ni de l’urgence objective de la réponse, mais de la perception que les récepteurs en ont ». Mais ce sentiment personnel « dépend également de notre plus ou moins grande capacité à pouvoir nous y adapter ». Si les auteurs soulignent ici avant tout les capacités individuelles d’adaptation (qui seraient plus élevées chez les jeunes et les personnalités en « recherche de sensations »), les ressources organisationnelles mises à disposition de chacun peuvent également jouer un rôle essentiel dans la sphère professionnelle.
Les auteurs soulignent ici l’importance de prendre conscience de ces phénomènes pour pouvoir adopter des stratégies d’adaptation réfléchies. Lorsqu’elles font défaut, nous avons tendance à faire face à cet excès d’informations en travaillant en multi-tâches, ce qui engendre une grande « dépense d’énergie cognitive » pour passer rapidement d’un sujet à un autre mais également pour se reconcentrer sur sa tâche initiale. Un cercle vicieux s’enclenche alors entre stress et baisse des performances : « la surcharge d’informations génère du stress qui, à son tour, diminue les capacités cognitives ». Cette stratégie d’adaptation par défaut n’est donc pas adaptée selon les auteurs, qui préconisent au contraire de réaliser les différentes tâches de manière séquentielles plutôt que concomitantes. La problématique de la surcharge informationnelle et numérique a ainsi un impact direct sur l’organisation du travail.
L’hyperconnexion
Les conséquences délétères de l’hyperconnexion sont bien documentées, avec des « impacts négatifs à long terme sur les processus cognitifs (capacité d’attention, créativité, prise de décision, etc.), les relations personnelles et familiales et même la santé physique ».
Les causes de ce phénomène sont cependant moins claires. Est-ce le résultat d’une forme d’addiction au numérique comme on l’entend souvent ? Les travaux de recherche investis par les auteurs sont ici contrastés. Si certains soutiennent cette hypothèse, d’autres réfutent l’idée d’une addiction qui seraient purement numérique : les comportements excessifs et compulsifs dans ce domaine ne seraient que le prolongement d’autres comportements du même type hors ligne (jeux, sexe, achats, etc.). D’autres encore jugent la notion d’addiction excessive et lui préfèrent l’expression d’« usage compensatoire d’Internet » : ces comportements cacheraient une simple recherche de distraction face à des tâches peu stimulantes voire difficiles. Le ressort n’est alors plus celui de l’addiction mais de la « fatigue psychologique » qui « agit comme un signal indiquant qu’il est temps pour l’individu de changer d’objectif et de type de tâche, pour qu’il récupère des ressources s’il veut continuer à être performant (…). Jouer à un jeu sur son mobile, regarder une vidéo amusante, consulter ses notifications, envoyer des sms sont des activités de divertissement qui permettent de récupérer des ressources » en se relaxant et en reprenant le contrôle de soi.
Au-delà des comportementaux individuels à l’origine de l’hyperconnexion, les auteurs notent également que « parfois, ces personnes [hyperconnectées] ont une surcharge de travail qui les oblige à rester connectées ». Loin d’être une problématique strictement individuelle, l’hyperconnexion professionnelle est ici encore à analyser au prisme de l’organisation et des conditions de travail.
Les effets bénéfiques de la déconnexion sur le bien-être physique et mental sont également documentés. Ils sont cependant décuplés à long terme si cette mise en retrait s’accompagne d’une attitude réflexive sur ses usages numériques. Les cures de désintoxication digitale ne peuvent ainsi suffire en elles-mêmes et doivent « s’accompagner, pendant et après, d’une véritable réflexion sur les liens entre l’hyperconnecté et ses pratiques digitales ».
Mais ces effets bénéfiques vont bien au-delà de la simple déconnexion en dehors des horaires de travail : ainsi, « les salariés qui se limitent à 3 séances de vérification d’e-mails dans la journée ont un niveau de stress moindre, sont plus productifs et satisfaits au travail ». Ces résultats nous incitent en substance à inverser la stratégie habituelle : il ne s’agit plus d’aménager des créneaux de déconnexion sur les plages de travail, mais plutôt de réserver des plages spécifiques aux moments de connexion numérique dans les plannings.
Mais la déconnexion peut également être anxiogène quand elle est subie, comme le révèle la nomophobie (contraction de « no mobile phobia ») qui renvoie au stress généré par le fait d’être séparé de son mobile, ou par la simple peur de l’être. Cette situation peut s’accompagner d’émotions plus ou moins intenses : de l’inconfort au stress voire la peur.
Stress et connexion numérique semblent ainsi entretenir un lien ambivalent : autant l’hyperconnexion que la déconnexion peut être anxiogène... Le problème n’est peut-être pas la connexion en elle-même : ce serait plutôt le caractère subi (de l’hyperconnexion comme de la déconnexion) qui serait en jeu.
L’hyper-réactivité
Ici encore, l’analyse incite à aller au-delà de l’approche individuelle pour adopter un prisme organisationnel. Les auteurs soulignent en effet que nous ne gérons pas les sollicitations numériques uniquement en fonction de nos préférences et pulsions individuelles mais également « en fonction de normes et des attentes sociales », qui nous imposent de répondre de plus en plus vite depuis le développement du smartphone.
Les personnes les plus impactées par cette hyper-réactivité seraient « les personnes consciencieuses (respectant les obligations et auto-disciplinées) et aimables (cherchant l’harmonie sociale) »...bref, le collègue et le collaborateur idéal, qu’on a peut-être tendance à encourager inconsciemment dans ce type de pratiques.
Le FOMO
Toutes les analyses ne sont cependant pas transposables au monde professionnel. Et c’est d’ailleurs l’un des grands apports de cet ouvrage que de rappeler les ressorts psycho-sociaux de certains phénomènes que l’on pense pourtant bien connaître, tels que la FOMO (Fear of missing out, ou peur de rater quelque chose).
Si ce concept est souvent mobilisé pour expliquer l’hyperconnexion professionnelle, il semble pourtant mal taillé pour s’appliquer au monde du travail. Ce syndrome a en effet été mis en évidence chez les usagers des réseaux sociaux et renvoie à la « crainte envahissante que d’autres pourraient avoir des expériences enrichissantes desquelles nous serions absents ». Cette peur d’être exclu socialement concerne avant tout la sphère personnelle, et notamment amicales. Ainsi, les questionnaires[1] permettant de diagnostiquer cette pathologie font exclusivement référence aux amis, qui peuvent certes êtres des collègues mais que l’on côtoie et avec lesquels on interagit dans la sphère privée.
Cette recherche de popularité et de reconnaissance sociale peut certainement s’appliquer à quelques personnes dans le monde du travail, notamment celles qui sont convaincues qu’envoyer beaucoup de mails et en recevoir encore plus est la preuve qu’elles existent professionnellement et qu’elles sont conformes à l’éthique du « bon travailleur ». Cet unique angle d’analyse semble cependant assez mince pour expliquer à lui seul la banalisation de l’hyperconnexion dans le monde du travail.
Ici encore, les auteurs rappellent que la communication numérique « n’est pas uniquement influencée par des motivations et des buts individuels mais également par des normes et attentes sociales : accessibilité permanente et réponses immédiates sont devenus une norme sociale », particulièrement dans la sphère professionnelle. Sur cette base, je tente une hypothèse : si la FOMO existe en entreprise, elle pourrait avant tout tenir à la peur de rater une information urgente, de la part de ceux qui dévoient les outils destinés à communiquer en temps différé (comme l’e-mail) en dispositifs synchrones (comme le téléphone). Dans cette acception, la FOMO professionnelle ne serait pas tant pas la cause d’un mésusage compulsif des outils mais la conséquence d’un mésusage des outils de communication asynchrones dans un contexte organisationnel plongé dans l’urgence généralisée.
Développer notre intelligence numérique
Comme on le voit, la vocation de cet ouvrage n’est pas uniquement de compiler des recherches scientifiques : il cherche également à dessiner des pistes d’actions concrètes. A cet égard, l’originalité de ce travail réside dans la construction d’un nouveau concept : l’« intelligence numérique », qui consiste à comprendre cet environnement numérique en mutation permanente dans lequel nous baignons et à apprendre à l’utiliser de manière optimale tout en préservant voire en améliorant notre santé psychologique, physique et notre bien-être à court et long termes.
Le constat est ici sans appel : « nous n’avons jamais appris à bien utiliser les outils numériques ». Il serait temps de s’y mettre...Mais les compétences qu’évoquent les auteurs vont bien au-delà de la capacité à utiliser les outils sur un plan technique pour concerner des habilités communicationnelles au sens large :
en tant de récepteur : « capacité à analyser, comprendre et évaluer de manière critique leurs différents contenus »
en tant qu’émetteur : « capacité à produire des messages et à interagir en situation de communication dans des contextes variés «
Le développement de cette forme d’intelligence passerait par la mise en œuvre de 3 processus :
mieux connaître les outils numériques, leurs effets et leurs limites mais également les objectifs souvent cachés que leur assignent les acteurs du digital
mieux se connaître soi-même, notamment nos modes de fonctionnement sur les plans à la fois cognitifs, affectifs, comportemental et social ainsi que nos propres limites
maîtriser ses comportements numériques, en gérant ses comportements compulsifs et se désirs grâce à une réflexion rationnelle et à la construction d’une stratégie cognitive.
Pour que les « bonnes résolutions » qui en découlent ne restent pas un vœu pieu, les auteurs insistent sur l’importance d’un plan concret permettant d’établir de nouveaux rituels comportementaux.
Dans le monde professionnel, ces rituels individuels ne peuvent cependant suffire lorsqu’il s’agit d’outils de communication utilisés collectivement. Nous proposons donc de prolonger cette analyse en soulignant l’importance d’établir des rituels partagés, construits au plus près des besoins du travail réel et de ses contraintes.
[1] Przybylski, AK., Murayama, K., Dehaan, CR. et al. (2013). « Motivational, emotional and behavioral correlates of fear of missing out ». Computers in human behavior, n° 29, p. 1841-1848. https://selfdeterminationtheory.org/wp-content/uploads/2014/04/2013_PrzybylskiMurayamaDeHaanGladwell_CIHB.pdf ; https://osf.io/vzypj
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