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Photo du rédacteurSuzy Canivenc

Droit à la déconnexion : un enjeu mal adressé en entreprise

Avec le déferlement d’outils numériques qui s’abat sur les entreprises depuis quelques années, le droit à la déconnexion est devenu un enjeu central de la qualité de vie au travail. Introduit dans le code du travail français dès 2016, ce nouveau droit peine cependant à se décliner sous forme de pratiques efficaces. Et si l’enjeu n’était tout simplement pas adressé au bon niveau organisationnel ?


Les politiques de déconnexion en entreprise...et leurs travers

Les politiques de déconnexion mises en place en entreprise peuvent prendre plusieurs formes, plus ou moins coercitives : incitation à envoyer moins de mails et à utiliser d’autres outils de communication, charte de bonnes pratiques (ne pas envoyer de messages après 18h ou le weekend) voire carrément coupure des serveurs en dehors des heures de travail. Certaines entreprises encouragent également l’usage de fonctionnalités permettant de reporter l’heure d’envoi tardive d’un message au lendemain matin. D’autres surveillent les personnes envoyant des mails à des heures inappropriées et, à partir d’un certain seuil, les invitent à en parler avec leur supérieur.

Ces actions bien intentionnées se heurtent cependant toutes au même écueil : la rigidité de formules souvent décorrélées des contraintes du « travail réel » et des aspirations individuelles. Imposer une plage horaire d’interaction arbitraire et monolithique (8h-18h) ne tient en effet compte ni des besoins opérationnels propres à chaque métier, ni des attentes des collaborateurs en termes de flexibilité :

> Empêcher d’envoyer des mails après 18h sied mal à certaines activités et peut générer des frustrations ou de l’anxiété, notamment lorsque le travailleur est pris en étau entre les demandes opérationnelles (rendre un dossier au plus vite) et les contraintes techniques (coupure des serveurs après 18h). Loin d’enrayer le problème, ce type de situation aggrave au contraire le stress numérique.

Cette pratique peut également avoir un effet boule de neige : si tous les mails tardifs sont envoyés le lendemain ou le lundi à la même heure, certaines messageries risquent d’être totalement surchargées. Le stress occasionné ne sera finalement que reporté à plus tard et condensé sur des plages horaires critiques.

> Inciter à utiliser d’autres outils que le mail a pour effet de multiplier les plateformes de communication et de collaboration internes. Dans ce cas, le nombre de messages ne baisse pas nécessairement mais se retrouvent éclaté sur divers dispositifs numériques : ici encore le problème s’est simplement déplacé et s’en trouve même exacerbé lorsqu’il s’agit de retrouver les informations.

> Enfin, les pratiques consistant à surveiller individuellement les usages numériques induisent un sentiment de contrôle et de défiance malsain, qui sied mal aux attentes des collaborateurs en termes d’autonomie et de souplesse organisationnelles.

 

Ce type de préconisations « hors sol » sont ainsi souvent contournées par les salariés et ont donc peu d’effet sur les usages numériques réels. Résultat : l’existence d’une politique de déconnexion ne réduit pas la probabilité que les travailleurs reçoivent des sollicitations en dehors de leurs heures de travail et qu'ils y répondent (1). Toutefois, comparativement aux organisations qui n’ont pas de politique de déconnexion, ces entreprises voient leurs salariés déclarer un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée, un moindre stress et une plus grande satisfaction globale au travail.

Ainsi, si ces politiques de déconnexion ont peu d’effets concrets sur les usages du numérique, elles ont en revanche l’intérêt d’envoyer un message fort en interne : dans notre organisation, nous considérons que cette cacophonie numérique est un problème, qu’elle abîme le travail et les personnes. L’hyperconnexion, autrefois signe d’un engagement bien vu au travail, est désormais désapprouvée par la culture d’entreprise. Ce n’est pas rien en termes d’évolution culturelle ! Mais c’est loin d’être suffisant pour faire émerger de bonnes pratiques d’usage.

 

Les pratiques de déconnexion individuelles...et leurs limites

Une approche plus individualisée est donc indispensable pour adapter les pratiques communicationnelles aux besoins de chacun.

Nous pouvons en effet tous prendre des mesures à notre échelle, en nous préservant des sollicitations numériques ou en les filtrant selon les moments de notre activité : désactiver ses notifications, indiquer « absent » ou « occupé » dans son agenda et sur le Chat, éteindre sa fenêtre Internet et son téléphone, sélectionner les appels et messages en fonction de l’émetteur ou du sujet, ne pas consulter ses messages sur le temps personnel, etc. Chacun peut également contribuer à mieux structurer les échanges : choix du média le plus approprié (le téléphone plutôt qu’une chaîne de mails), demandes et transmissions d’informations claires et complètes sans être excessives, stockage ordonné des documents que l’on nettoie régulièrement, etc.

Cette approche n’est cependant, elle non, plus pas suffisante. Elle peut en effet conduire les organisations à laisser les salariés se débrouiller seuls pour faire respecter leur droit à la déconnexion. Or, face à des outils de communication et de collaboration utilisés de manière collective, l’individu ne peut être seul responsable de la mise en œuvre de ces bonnes pratiques. Elles ont donc besoins d’être soutenues au niveau légal et culturel, mais également au niveau de l’organisation et des collectifs de travail.

 

L’organisation doit tout d’abord aider chacun à acquérir les compétences lui permettant de reprendre le contrôle de son environnement informationnel. Il n’est pas ici seulement question de maîtriser les fonctionnalités des outils mais également de détenir des compétences bien plus larges : capacités rédactionnelles, évaluation critique de l’information, stockage réfléchi de l’information, gestion des tentations de dispersion, capacité à gérer sa visibilité et sa disponibilité numérique, etc. Ceci implique de proposer des formations adéquates mais également de dégager du temps sur les plannings de travail pour que chacun puisse y participer, ce qui impacte directement les pratiques de GRH et l’organisation du travail individuelle.

 

Mais la mise en œuvre de ces bonnes pratiques est également influencée par les habitudes de travail de nos collègues et hiérarchiques. Si au sein d’une équipe, ces pratiques ne sont adoptées que par un seul individu, elles n’auront que peu d’impacts. La personne sera en effet toujours soumise à des sollicitations incessantes. Elle encourt par ailleurs plusieurs risques : passer à côté de messages urgents et importants envoyés par ceux qui continuent d’utiliser les outils numériques à tout va, ralentir le rythme de travail de ses collègues qui attendent des réponses rapides, être mal vu (ou craindre de l’être) par ses pairs mais surtout par ses hiérarchiques, etc.

Les cadres et managers ont clairement un rôle d’exemplarité. D’autant qu’ils ont souvent un effet d’entraînement sur l’infobésité et l’hyperconnexion car plus on monte dans la hiérarchie et plus on est susceptible de recevoir mais aussi d’envoyer des sollicitations (2).



OICN (2024). Référentiel annuel 2024 de l’Infobésité et de la Collaboration numérique.

Leur statut hiérarchique leur confère également une forte influence sur les usages numériques, que leurs subordonnés auront tendance à mimer pour s’adapter à des supposés attendus.

Pour autant, ce n’est pas aux managers seuls de définir les bonnes pratiques d’usage des outils numériques : ce travail doit être mené en concertation avec les membres de chaque équipe pour adapter ces pratiques à leurs besoins opérationnels réels, qui sont nécessairement différents d’une équipe à l’autre.

 

La définition des bonnes pratiques numériques au niveau des équipes de travail est une piste rarement évoquée, c’est pourtant la plus efficace (3). C’est en effet à ce niveau là que le travail prescrit s’adapte au travail réel au travers d’une organisation propre aux besoins opérationnels de chaque équipe, selon les compétences et appétences de chacun. Partir de l’équipe permet ainsi de traiter les enjeux de la déconnexion à une maille beaucoup plus fine que les politiques généralistes, sans pour autant tomber dans la sur-responsabilisation individuelle qui est finalement peu pertinente quand il est question de travail collaboratif. Et débattre des outils numériques permet d’interroger plus globalement la manière dont on communique et collabore dans une entreprise, répondant ainsi des enjeux organisationnels bien plus larges.

 

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